Cheikh Bentounes: «Passer de la culture du ‘je’ à celle du ‘nous’»

Initiateur de la Journée internationale du vivre-ensemble en paix (JIVEP), célébrée le 16 mai, le cheikh Khaled Bentounes est présent à Genève pour sa 7e édition qui a pour thème «La paix au cœur de l’éducation». Guide spirituel soufi, il travaille à resserrer les liens de fraternité entre cultures, traditions et religions. Pour lui, le vivre-ensemble et le faire ensemble vont de pair et l’éducation à la paix est le germe d’un monde réconcilié.

Geneviève de Simone-Cornet, pour cath.ch

Vous êtes le guide spirituel de la confrérie soufie Alâwiyya. Quelles valeurs promeut votre confrérie?
Khaled Bentounes: Les valeurs que promeut le soufisme, et ce depuis des siècles, c’est d’abord l’expérience: goûter la réalité divine, qui nous dépasse, et essayer d’en être les témoins vivants. Ne dire et ne faire que ce qui passe par l’expérience sinon nous tombons dans le piège de l’ego: nous pensons que la vérité nous appartient alors que nous lui appartenons.

Puis, nous réfléchissons à la façon de maintenir les liens entre les cultures, les traditions, les religions. Pour nous, les êtres humains sont les lettres du même alphabet. Chacun est à respecter en tant que tel: il ressent l’appel divin à sa façon et on ne peut s’immiscer dans son intimité. C’est sa façon d’agir, son comportement, sa bienveillance, son humanité, qui nous montrent la réalité de son intériorité: un être humain se révèle par ses actions.

Comment assumez-vous votre rôle de guide spirituel?
Cette fonction m’a été léguée par les sages de l’ordre soufi. Je m’efforce de tout faire pour préserver ce patrimoine spirituel, qui a son siège dans le cœur, des troubles, des incertitudes et des doutes de notre époque. Car nous vivons une période de l’histoire de l’humanité où le matérialisme s’est incrusté dans nos vies au quotidien.

«Comment retrouver cette notion où chacun de nous fait partie du tout qu’est l’humanité?»

Je fais en sorte, avec mes faibles moyens et dans la mesure de mes possibilités, de tisser des liens entre les humains de cultures, de religions, de philosophies et d’intérêts divers dans un monde de plus en plus déstabilisé, traversé de crises sociales, politiques et de sens au goût amer. Sans oublier la crise climatique, qui menace l’humanité entière. Et les premiers touchés sont nos enfants et nos petits-enfants.

Vous êtes l’initiateur de la Journée internationale du vivre-ensemble en paix (JIVEP), adoptée le 8 décembre 2017 par l’Assemblée générale des Nations unies. De quelle intuition est née cette journée?
La JIVEP a été acceptée à l’unanimité des 193 Etats membres: c’est une chose exceptionnelle alors que personne n’y croyait!

L’intuition de cette journée remonte aux écrits philosophiques de mon arrière-grand-père, dans les années 1920. Il décrivait alors l’humanité comme un corps dont chaque être est une cellule et chaque nation un membre. Il disait que l’on ne peut accorder une prééminence à un membre, que l’humanité est un tout où chacun, en travaillant pour lui-même, travaille pour le corps entier.

Comment retrouver cette notion où chacun de nous fait partie du tout qu’est l’humanité? Cette question nous a poussés à oser l’aventure de la JIVEP. Et c’est au Congrès international féminin pour une culture de paix qui s’est tenu à Oran en 2014 sur le thème «Parole aux femmes» que la décision a été prise de demander aux Nations unies de célébrer une journée du vivre-ensemble en paix.

«Le vivre-ensemble est le faire ensemble: car le premier ne peut exister sans le second»

La JIVEP a bénéficié d’un concours de circonstances: car le 8 décembre 2017, alors que le monde vivait sous la menace d’un conflit entre les Etats-Unis et la Corée du Nord, se réunissaient simultanément le Conseil de sécurité, qui débattait de cette menace, et l’Assemblée générale, qui statuait sur cette journée. Ce jour-là, j’ai senti que l’humain l’avait emporté sur l’aspect politique: la crainte d’un conflit qui pouvait être nucléaire a permis de faire l’unité. Ainsi, parfois, les chocs sont salutaires.

La JIVEP promeut le vivre-ensemble, une réalité qui vous tient à cœur. Comment définissez-vous ce concept?
Le vivre-ensemble et le faire ensemble: car le premier ne peut exister sans le second. Il s’agit de mettre en commun nos moyens techniques, nos réflexions et nos actions au service du bien-être commun pour un monde plus digne, juste et solidaire. Par une voie neutre, une juste voie qui touche la conscience de l’être humain – il est d’abord une conscience, avant sa couleur de peau, sa nationalité, sa religion – afin qu’il passe d’une culture du «je» à une culture du «nous».

Comment le mettez-vous en œuvre?
Nous travaillons sur l’éducation à la culture de paix, préalable au vivre-ensemble et au faire-ensemble. Car la paix s’apprend, comme le football et l’écriture, elle n’est pas innée. Si nous avons choisi comme thème de la 7e édition de la JIVEP, qui se tiendra à Genève, «La paix au cœur de l’éducation», c’est que nous désirons encourager une culture de paix en mettant en œuvre une pédagogie et en transmettant des outils qui permettent d’aller vers le savoir-être, le savoir-dire et le savoir-faire.

Il importe de donner une chance aux générations futures, de leur léguer un monde libéré des déchirures, des séparations, des oppositions, de la course aux armements – nous mettons tellement de moyens et d’énergie dans ce qui détruit!

«Nous devons apprendre très tôt aux jeunes à être des médiateurs dans leurs familles»

Nous ouvrons des écoles, travaillons avec des écoles de toutes religions et cultures, collaborons avec des spécialistes, des hommes de terrain et des pédagogues pour semer dans la conscience de nos enfants et petits-enfants la graine de l’éducation à la culture de paix alors que beaucoup d’entre eux passent plusieurs heures par jour sur leur téléphone portable ou leur tablette qui nourrissent leur ego et les incitent à la violence. Enseigner la culture de paix à nos enfants, c’est leur donner une chance. Et ce n’est pas gagné! Nos enfants et nos petits-enfants sont notre capital: quel monde leur laissons-nous?

Durant cette semaine, des animations sont organisées dans certaines écoles de Genève: lesquelles?
Nous allons travailler avec les classes maternelles et élémentaires de Bernex. Une vingtaine de formateurs testeront, avec les maîtres et les éducateurs, des outils de la culture de paix comme la médiation, la méditation et le cercle qui réveillent l’intelligence du cœur et éduquent la conscience.

Nous devons apprendre très tôt aux jeunes à être des médiateurs dans leurs familles, leurs classes, leurs quartiers, leurs engagements professionnels, politiques: la médiation doit devenir chez eux un sixième sens pour qu’ils puissent atténuer la violence. Ils doivent aussi apprendre par le cercle et non par le système pyramidal, avec une élite au sommet et une base qui obéit. Par la synergie, chacun trouve sa place, apporte ce qu’il a et reçoit ce qu’il attend. Tous sont à une égale distance du centre en dignité et en respect: c’est le principe d’unicité.

«Le téléphone portable permet des synergies entre les continents»

La méditation, enfin, sans connotation religieuse: c’est réfléchir avant d’agir, mesurer sur soi d’abord l’impact de nos actes.

La JIVEP ambitionne aussi de donner sens et cohésion au monde d’aujourd’hui: quelle cohésion ? Quel sens?
L’humanité est arrivée à un bien-être matériel inégalé – nos arrière-grands-parents n’avaient ni eau ni électricité – grâce aux progrès accomplis dans bien des domaines. Cependant, l’être humain connaît un mal-être intérieur: si ses besoins primaires ont été satisfaits, une chose précieuse lui manque, et cette chose est en lui. Pour la trouver, il doit revenir vers lui-même, apprendre à se connaître; cultiver son intériorité comme un jardin, car c’est elle qui donne sens à sa vie. C’est elle qui permet la transformation de l’homme et la croissance vers un monde réconcilié.

Vous militez aussi pour la sauvegarde de la Création. Quel constat dressez-vous de l’état de la planète?
Le réchauffement climatique est à nos portes et il ne s’arrêtera pas: les tempêtes se multiplieront, des peuples entiers souffriront, des îles seront inondées. Et on ne peut s’y préparer qu’ensemble. Par quels outils? Nous avons à notre disposition des technologies qui nous permettent d’imaginer des solutions comme le téléphone portable, un outil pratique nécessaire au quotidien. Un outil caractérisé par le point GPS: nous nous orientons tous à l’aide de ce point.

«Le dialogue interreligieux est un moyen de retisser les liens de fraternité entre nous»

Pourquoi ne pas commencer par là? Pourquoi ne pas en faire l’axe central pour repenser une économie de paix, nos sociétés, nos politiques, nos relations? C’est le couteau suisse d’avant, un outil multiusage. Il permet des synergies entre les continents, une meilleure communication pour préserver les biens communs que sont l’eau et les arbres, essentiels à la survie de l’humanité.

Le pape François n’a cessé de promouvoir une culture de la rencontre dans le respect des identités et des différences. Sa vision rejoint-elle votre perception du dialogue interreligieux? Sur quels fondements ce dialogue se base-t-il, selon vous?
J’ai participé aux rencontres interreligieuses convoquées par Jean Paul II. Je me souviens particulièrement de celle de 1989 à Varsovie: nous, représentants des religions du monde, y avions fait la promesse de faire cesser la violence.

Le dialogue interreligieux est un moyen de retisser les liens de fraternité entre nous. Vous savez, on ne peut pas obliger quelqu’un à être fraternel: la fraternité vient de l’intérieur, et comme l’intériorité s’est affaiblie, elle s’est également affaiblie.

«Le monde d’aujourd’hui est comme un être malade: il se gratte partout jusqu’au sang»

Le dialogue interreligieux est aussi une jauge: il me permet, en connaissant l’autre, sa tradition, sa religion, de m’interroger sur ma propre foi. Nous sommes des miroirs les uns des autres, et le miroir peut me renvoyer des choses pas très belles; mais acceptons de nous regarder et de ne pas rester sur la réserve et dans la peur.

La diversité est une richesse, la multiplicité des traditions pour traduire la réalité divine est bonne. Dans la nature, il n’y a pas que des roses, et c’est heureux, car s’il en était ainsi, on n’apprécierait plus les roses; il y aussi des chardons et d’autres plantes. La diversité de la Création fait sa beauté: Dieu crée toujours quelque chose de différent et d’unique. Et ce principe d’unicité, chacun est appelé à le retrouver dans son cœur.

Quand on regarde le monde d’aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de penser aux guerres qui déchirent la fraternité, dit le pape François, en particulier l’Ukraine et le conflit israélo-palestinien. Que vous inspirent ces déchirures?
Le monde d’aujourd’hui est comme un être malade: il se gratte partout jusqu’au sang. J’ai l’impression que nous sommes entrés dans une ère de démence alors que nous devons nous réconcilier les uns avec les autres. Et nous en avons la possibilité: nous avons les moyens pour que chacun puisse vivre dignement sur cette Terre.

Si on se mettait ensemble pour planter des arbres ou partager nos savoirs par la technologie, on résoudrait bien des problèmes. Il faut guérir de cet ego obstiné, malade, démentiel qui s’arrache la peau et se mord les doigts, qui se croit fort, puissant, et qui écrase tout sur son passage. (cath.ch/gdsc)

Un programme alléchant
Genève accueille la 7e édition de la Journée internationale du vivre-ensemble en paix (JIVEP) du 16 au 18 mai. Le soir du 16 mai, à l’Uni Dufour, est proclamée la Déclaration de Genève pour l’éducation à la culture de paix. Du 13 au 17 mai, des activités se déroulent dans des écoles et des maisons de quartier du canton pour expérimenter une pédagogie qui met la paix au cœur des enseignements et des apprentissages. Le 17 mai, une réception au Palais Eynard permettra la réflexion et le partage sur un environnement favorable à la mise en œuvre de l’éducation à la culture de paix. Le 18 mai, la salle communale de Plainpalais accueille le Forum pour une culture de paix et le Bateau Genève la soirée de clôture avec un concert du groupe Taraf Syriana. L’exposition «Eco Humanity» d’Armando Milani offre durant tout le mois un espace de réflexion sur les défis majeurs de l’humanité. GDSC

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